Le fait que Jane Fonda reçoive le prix Lumière était assez inattendu. On était loin des pronostics – et c’était une bien belle surprise. L’écho avec l’actualité est évident : Jane Fonda est une personnalité très engagée depuis longtemps, c’est une féministe reconnue et ses choix d’actrice-productrice en atteste. Ce sont pour certains des films majeurs et profondément bouleversants : il semblait indispensable de revenir sur quelques uns d’entre eux.
Il faut parler d’abord de On Achève Bien Les Chevaux (1969) de Sydney Pollack. C’était justement un film clef pour Jane Fonda qui reconnaît avoir pris conscience lors du tournage du sens politique que peuvent avoir les films et son travail d’actrice. Se déroulant durant la Grande Dépression dans les années 1930, le film se résume à montrer un concours de danse prenant les allures d’un marathon dans lequel le dernier couple debout remportera la somme de 1500$. Il ne s’agit en fait pour les participants non pas de remporter la mise mais aussi de profiter des six repas par jour, du fait d’être blanchi et logé, en échange de quoi il suffit de danser. Pas qu’un peu – des heures et des heures… Si cela peut sembler anecdotique, cela ne l’est pas. Sachez que ce genre de concours durent parfois plusieurs semaines sans interruption et que l’action du film se déroule sur plusieurs mois ! Véritable critique de la société du divertissement – il faut plaire au public, y trouver de potentiels sponsors, être remarqué par les producteurs de cinéma ou autres célébrités susceptibles d’être dans le public – le film est aussi un terrible portrait d’une société d’aliénation du travailleur-danseur. L’analogie étant que danser est travailler jusqu’à la mort, jusqu’au malaise, jusqu’à l’effondrement. Supporter la folie que le manque de sommeil suscite. Les coups tordus s’enchaînent – « pour le spectacle » – la mise en scène est totale, l’horreur traversée par les personnages nous parvient de manière foudroyante : ils sont dans une véritable prison (l’ombre des stores aux fenêtres rappelant les barreaux) dont on ne peut pas sortir – la porte est ouverte, mais tout le monde s’impose de rester sur cette piste de danse… On ressent la tension, qui devient psychologique quand le sommeil commence à manquer. Derrière sa fausse simplicité, le film cache une richesse inouïe : sans le savoir, Pollack filme un sujet encore d’actualité – l’obscène fascination pour la souffrance d’autrui. Un film d’une actualité terrible, un rôle exceptionnel pour Jane Fonda – qui cache ses faiblesses derrière son cynisme – et un déroulement qui évoquerait presque Battle Royale ou Hunger Games avant l’heure…
Parmi les autres films mis en avant par le Festival Lumière, on peut citer le deuxième film de Alan J. Pakula : Klute (1971), pour lequel elle sera récompensée par son premier Oscar. Un détective privé (Donald Sutherland) est chargé de retrouver un riche homme d’affaire, qui aurait rencontré une jeune prostituée new-yorkaise (Jane Fonda) avant de disparaître. Bien entendu, même si le film porte le nom du détective privé, tout tourne bien autour du personnage de la prostituée. Autant un film d’enquête qu’un film d’acteur – Jane Fonda incarne une jeune femme aux multiples facettes, se cachant en permanence derrière des masques : à la fois prostituée-séductrice que femme en pleine crise existentielle, incapable de faire autre chose et en même temps extraordinairement douée pour jouer des rôles. Forcément, un personnage de mise en abîme (une prostituée qui veut devenir actrice) pour Jane Fonda, alors qu’elle incarne une certaine idée du glamour à l’américaine.
Un rôle très différent de celui qu’elle tiendra dans Le Retour de Hal Ashby, en 1978, pour lequel elle obtiendra son deuxième Oscar. Film important sur les conséquences psychologique du Vietnam, Le Retour est un film dont la réalisation tenait à Jane Fonda qui a œuvré pendant six années à monter le projet. Dépeindre l’horreur de la guerre sans jamais la montrer, seulement ses conséquences. Elles sont physiques, puisque le film se déroule en grande partie dans un hôpital de blessés de guerre. Psychologique aussi à travers la rencontre entre cette bourgeoise inconsciente de la réalité du Vietnam et dont le mari vient de partir pour le front, et d’un vétéran handicapé à vie. Le film prend des élans mélodramatiques quand il dépeint autant la fin du couple (celui de Jane Fonda et Bruce Dern) que la naissance d’un nouveau (entre Jane Fonda et Jon Voight). Mais plus qu’un mélo-drame, c’est dans cette manière de travailler l’intimité des personnages qui apprennent à extérioriser ce qu’ils n’arrivaient pas à dévoiler qui bouleverse. C’est justement le retour du personnage de Bruce Dern qui permet de comprendre à quel point le personnage de Fonda a appris à s’exprimer là où celui de Dern en est devenu totalement incapable. De même, la scène où Jon Voight s’exprime devant des lycéens sur ce qu’il a vécu est tout à fait parlante de son processus : il a surmonté le traumatisme, et est redevenu capable de dire ce qu’il ressent. Étrangement, c’est parmi les trois films ici abordés le seul où Jane Fonda n’incarne pas un personnage cynique, froid, se fabriquant une coquille pour rejeter l’horreur du monde – l’horreur de la pauvreté, l’horreur de l’échec ou l’horreur de la guerre. Inutile de dire qu’il s’agit de trois films qui sont représentatifs des engagements de celle qui a reçu, cette année, le 10e prix Lumière. En espérant que l’année prochaine, le prochain prix sera l’occasion d’aussi belles découvertes de cinéma…