C’est la question que pose le réalisateur Yves Montmayeur dans son documentaire d’une heure dédiée à l’évolution de la figure du Yakuza au cinéma. Le film débute. À l’écran, des caractères rouges s’affichent et impose une distinction entre deux termes qui semblent si différents mais qui sont pourtant phonologiquement si semblables :
やくざ Yakuza
やくしゃ Yakusha, l’acteur
La question se pose alors. Où se situe la frontière du réel et du fantasmatique lorsqu’il s’agit de dépeindre à l’écran ces personnages emprunt de violence, mais qui fascinent pourtant tant la cinématographie de créateurs tels que Takashi Miike, Kinji Fukasaku et tant d’autres ? Montmayeur tente l’exercice de déplier une réponse en interrogeant à la fois les protagonistes du réel et ceux de l’écran.
Le Yakuza Eiga peut certainement se diviser en deux périodes. Un avant et un après 1972. Dans les années 60, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, il était certainement dans les plans des grands studios de production de créer des personnages héroïques pour insuffler à la population le courage de se reconstruire. Si d’une part des grands héros comme Miyamoto Musashi renaissent sous la direction de Hiroshi Inagaki, une poignée de justiciers plus proche des gens ordinaires réussissent une percée grâce à la TOEI : les Yakuza. Ces personnages violents qui paradoxalement inspirent la sympathie de tous. « Ils sont ces individus qui agissent contre un groupe » indiquera le romancier David Peace dans le documentaire. En effet, lorsque le gouvernement japonais perd ses forces de l’ordre et la capacité de se doter d’une armée à la sortie de la guerre, la « justice » s’opère par le bas. Les Yakuza incarnent alors la loyauté et la voix des citoyens. C’est l’éloge d’un nouveau type de justicier.
Mais au même titre que le genre du Samurai, la recette de ce sous-genre cinématographique ne pouvait pas rester pour toujours inchangée sans risquer de lasser son spectateur. Et en écho avec l’histoire de son pays, la figure du Yakuza change drastiquement. On abandonne l’acte héroïque au profit d’actions sans honneur, pour reprendre le titre du long métrage de Kinji Fukasaku, tant cité dans le documentaire. La rupture se fait alors en 1972, année de sortie du film Combat Sans Code d’Honneur. L’honneur est une sorte de métonymie pour le Yakuza de l’époque – sa négation marque une déconstruction qui sera probablement difficilement réversible. À l’écran les procédés stylistiques faisant du Yakuza un justicier courtois sont délaissés pour un réalisme prompt à déranger le spectateur.
Seulement, le documentaire de Montmayeur ne réduit pas la notion de réalisme à sa représentation à l’écran. Il fait venir se heurter ces deux mondes jusqu’à déséquilibrer la véritable frontière entre réel et représentation. Le réel se glisse dans l’écran, la représentation macule le réel. À plusieurs reprises, la voix d’un chef de gang apparaît à l’écran derrière des ombres. Son rapport avec le cinéma est interrogé. Un peu plus tard, Noboru Andô explique comment il devient acteur après une carrière raccrochée de chef de gang. Il interprète son propre rôle dans le film Yakuza to Kôsô. Sur un ton plus dramatique, Juzo Itami, réalisateur de Minbō no Onna est attaqué par un gang après avoir franchi une nouvelle étape dans la déconstruction du genre – celle de la dérision.
Le documentaire d’Yves Montmayeur n’interroge la justice que dans une moindre mesure au profit de l’évolution d’une nouvelle figure héroïque et sa représentation esthétisée pour son éloge, lissé pour le divertissement, déformé pour sa critique. À travers la lampe d’un occidental, le documentaire est aussi le témoignage d’une fascination pour le genre.
Merci à Lionel LACOUR, Yves MONTMAYEUR et Béatrice JALUZOT pour ces éclairages autour du Yakuza Eiga dans le cadre du Festival 24 !