L’instant dans l’œuvre cinématographique, si l’on garde l’étymologie latine du mot instant, à savoir instans : ce qui est imminent, dérivé du verbe sto : être immobile, est alors pour moi l’image figée dans le déroulement filmé. Dans Le petit soldat (1963) de Jean-Luc Godard, le personnage de Bruno Forestier disait du cinéma : « La photographie c’est la vérité. Et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde ». De cette phrase, nous ne retiendrons que la comparaison à la photographie. Le cinéma semble donc jumeau de la photographie en ce qu’il capte l’instant dans son mouvement. Il garde le déroulement au service de l’impression du temps par le spectateur. Je veux dire par là que l’image-mouvement mène à la conception de l’image-instant par le spectateur.
Le souvenir que j’ai de la vague du Finis Terrae (1929) de Jean Epstein, c’est celle d’un monde entre Ouessant et les pêcheurs de goémon, d’un monstre d’eau qui venait emprisonner Ambroise sur une île où le temps n’est que ce qu’il a. Le temps était ici allongé, je ne pouvais qu’attendre avec lui [Ambroise] que la mer se calme, que les vagues cessent, que le temps reprenne son cours une fois le vent levé. Capturer le mouvement de la mer revenait alors à saisir l’indompté, le sauvage, mais aussi le merveilleux que l’on peut percevoir face à cette étendue bleue infinie.
D’une manière similaire, La Jetée (1962) de Chris Marker vient, pour moi, poursuivre cette idée d’image-instant. J’entends par ce terme l’idée d’une image qui s’empare d’un moment T et le fige, le cristallise. L’image-mouvement rend le moment instant. Lorsque je revois La Jetée, ce n’est pas une impression continue qui me frappe, mais bien un ensemble distinct. Lorsque je passe mon doigt sur une aspérité, je ne ressens pas quelque chose de continu, mais un ensemble de sensation que je lie (cf. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre 3). De ce fait, je spatialise la sensation dans le temps. Chacune de mes impressions serait propre à l’image choisie par le réalisateur, et enchaînée au service de la diégèse. L’image est donc quasi-indépendante, c’est à dire qu’elle existe en elle-même et non pas comme un ensemble continu qui serait l’objet cinématographique. Ainsi, l’image est conséquence de la précédente jusqu’au moment où le réalisateur décide de l’arrêter par le montage. C’est un enchaînement et non un déroulement. Il me semble alors que Chris Marker a ici réussi à synthétiser pour ne s’intéresser qu’au moment-extremum, c’est à dire au point fort de sa diégèse, pour en faire un agencement. L’ensemble des images qu’il m’est permis de voir dans le film semble donc être, pour Marker, ce qui serait la synthèse d’une séquence entière, rassemblée en un instant, en un temps. Ce n’est donc plus figer le moment, mais se débarrasser de ce qui pourrait être le superflu du mouvement cinématographique. Je n’ai plus besoin de m’attarder sur les transitions d’impressions propres à un film, mais de voir cette expérience comme un grand-huit, un ensemble d’impacts émotionnels.
Mais si dans La Jetée, l’image n’est qu’instant, quid du son? C’est en ce sens que l’œuvre de Marker semble être un objet cinématographique, et non pas un ensemble d’objets photographiques. Lors de mon premier visionnage, le narrateur était mon guide, il m’amenait d’une image à l’autre, d’une émotion à l’autre, et je n’avais besoin que de tenter de percevoir ce que voulait me montrer l’objet. Le son était donc mon fil d’Ariane entre chaque moment-extremum, mon fil rouge entre chaque instant. Je pourrais alors m’aventurer à dire qu’il y a dans ce film un ensemble d’images-instants liés par une piste son qui se voudrait créatrice du mouvement du film et qui me permettrai de lier entre elles les sensations que j’ai pu ressentir.
La Jetée (1962) de Chris Marker, avec H. Chatelain, D. Hanich, J. Ledoux. Disponible en VoD.