Cannes 2018 – Une affaire de famille : l’affaire de Kore-eda

Palme d’or – 71e Festival de Cannes

La famille, c’est l’affaire de Kore-eda. De film en film, il étudie le quotidien, sa transformation, comprendre ce qui nous relie à des gens que nous n’avons pas choisi. Ce nouveau film est un coup de force. Pour la première fois (en tout cas, première fois depuis longtemps), le cinéaste japonais transcende pleinement les problématiques qui l’animent. La famille n’est pas à penser qu’à partir de deux axes, dans une logique binaire, autour du lien du sang et du lien social (ce qu’il fait dans Tel père, tel fils, un chef d’œuvre d’élégance et de précision). Ici, l’ambiguïté, la complexité, caractérisent son style. Sorte de film thèse, Une affaire de famille vise avec une certaine noirceur à comprendre la difficulté à saisir le concept de famille. Si je te nourris et que je t’aime, je suis ta famille, mais si nous sommes tes parents et que nous te battons, aux yeux de la société, je resterais ta famille. Est-ce que c’est immuable ? Est-ce qu’on ne pourrait pas apparaître et disparaître de la vie des autres ? Continuer la lecture de « Cannes 2018 – Une affaire de famille : l’affaire de Kore-eda »

Lumières d’été – Hiroshima, 70 ans plus tard

Venu du cinéma expérimental, le français Jean-Gabriel Périot réalise cette année son premier long-métrage de fiction : Lumières d’été, consacré au bombardement nucléaire de Hiroshima. Plus précisément, ce qui l’intéresse sont les conséquences de celui-ci.

Il est très difficile de comparer ce film avec le reste de son œuvre. Il s’avère « classique » au premier abord, notamment parce que doté d’une structure linéaire. Pourtant, le choix de distribuer le film avec son court-métrage datant de 2007, 200 000 fantômes, déjà consacré au drame d’Hiroshima, illustre d’une vision de cinéma personnelle et originale, loin d’être dénudée d’intérêt…

Ce n’est ni la première ni la dernière fois que ce genre de situation arrive, mais le fait d’accoler deux réalisations, surtout d’un même réalisateur sur un même sujet, est toujours révélateur. Ici, les deux démarches sont tellement éloignées qu’il s’agit pour Jean-Gabriel Périot d’exercer un effet de parallélisme : concrètement, la vision de 200 000 fantômes influencera le spectateur de Lumières d’été, qui sera alors plus sensible sur le vrai sujet de ces deux films, voir de son cinéma entier : les conséquences de la violence. Comment reconstruire, après la violence totale qu’incarne la bombe atomique, la vie sociale ? Le court-métrage répond d’une manière saisissante : le diaporama reconstitue la construction du Dôme de Genbaku, sa destruction partielle et le retour à la vie à ses alentours. Le fait d’avoir agencé dans le plan les photos est une idée proprement passionnante puisqu’il s’agit à elle seule d’une réflexion sur la nature cinématographique : est-ce que nous sommes face à du cinéma ou pas ? Est-ce que cette reproduction du temps qui passe, illusion d’un mouvement naturel des choses, est considérable comme étant cinématographique ? Le résultat qui nous intéressera ici, en tout cas, est dans le dernier plan : celui d’une famille qui pique nique avec en fond, le Dôme. Comme s’il ne s’était rien passé ? Non, parce qu’ils l’ont surmonté.

Est-ce que c’est parce que la vie doit reprendre son cours que les gens préfèrent alors fuir, oublier ce qui s’est passé ? Lumières d’été possède des restes expérimentaux évidents, et l’introduction du long-métrage, consistant en un très long entretien avec une hibakusha (une survivante de la bombe atomique), racontant en détail ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a vu, et ce qu’elle avoue avoir voulu fuir s’avère terrible. Ce témoignage impose quelque chose. Sans doute le choix du long monologue en plan séquence renforce le ressenti, mais le « courage » salué par le personnage du réalisateur à la fin de la séquence n’est pas qu’un mot, mais peut être même le sens véritable de son témoignage. Sa vérité. On pensera à Claude Lanzmann, d’ailleurs, qui use du même « procédé » cinématographique dans son Shoah, pour un « effet » proche. Précisions toutefois que la différence fondamentale est que l’introduction est jouée par une actrice… Mais cette fragilité qu’elle émane est indéniablement bouleversante.

Le sujet du film, donc, est dans l’après. Cet après se construit dès la fin de la scène avec la survivante, pour se jouer lors de la rencontre entre le réalisateur d’un documentaire sur Hiroshima et une jeune femme. Véritablement, si problème dans le film il y a, il est ici : rien n’est vraiment naturel dans la rencontre entre ces deux personnages, puis entre eux et un vieil homme et son petit fils. Alors, peut-être qu’en effet, le film parlant des fantômes du passé, il s’agissait d’avoir une lecture supra-rationnelle des choses. Mais rien n’y fait, ça ne fonctionne pas… Le groupe semble idéaliste, comme si finalement, la vie après l’horreur était ainsi impossible : c’est une illusion, un fantôme justement, comme le film le dit lui-même. Cela explique alors la fuite de la mère du petit garçon vers Tokyo, celle du réalisateur de documentaire vers la France,…

Non pas que la fiction a besoin du réel, mais la fiction a besoin de réel, or, la totalité du film (en dehors du témoignage de la survivante) est supposé être du domaine du fantastique parce que fantomatique, donc de l’irréel, ce qui ne fonctionne en résumé pas très bien ici. Le court-métrage, de 10 minutes, lui est par contre un véritable coup de coeur. Mais globalement, il s’agit d’une petite déception, mais rappelons qu’il ne s’agissait que d’un premier long-métrage de fiction…

Lumières d’été (2017) de Jean-Gabriel Périot, avec H. Ogi, A. Tatsukawa, Y. Horie. Sortie le 16 août 2017.

[Annecy 2017] Dans un recoin de ce monde de Sunao Katabuchi

Prix du Jury – Annecy 2017

Le cinéma japonais regorge d’œuvres traitant du traumatisme de la seconde guerre mondiale, et dans l’animation particulièrement. On redira l’importance de voir Le Tombeau des Lucioles d’Isao Takahata, traité pacifiste d’une justesse inouïe, œuvre bouleversante, horrible, mais au combien nécessaire. Le film de Sunao Katabuchi ne pouvait que souffrir de la comparaison. Ironiquement, c’est un ancien de Ghibli. D’abord storyboarder, il n’a depuis 2002 réalisé que trois films : Princess Arete (2002), Mai Mai Miracle (2009) et Dans un recoin de ce monde (2017), ce dernier ayant été particulièrement bien reçu par la presse japonaise. L’histoire de cette jeune fille – Suzu – un peu simplette parfois, confrontée à la guerre, n’est pas exempte de défauts.

On ne peut pas nier que c’est un film critiquable sur le fond. En effet, si le public japonais ne pouvait pas faire ce reproche au film, le public européen doit le rappeler. Lorsque le film donne une vision idéaliste de la situation des civils durant la guerre, c’est une lecture orientée : le film d’Isao Takahata le montre. Lorsque, dans le film, la police arrête Suzu parce qu’elle faisait des dessins de bateaux militaires et donc de l’espionnage, on ne peut pas en rire derrière (« elle est pas assez maline pour être une espionne ! », disent-ils). De la même manière, la fougue nationaliste cachée par les beaux atours du film n’est pas quelque chose de rassurant. La politique de colonisation menée par l’État japonais durant la première moitié du 20e est passée sous silence… Toutes les horreurs arrivant au Japon sont la faute des américains : ce n’est pas totalement faux, ni totalement vrai. Aucune guerre ne peut se targuer d’être parfaitement propre. La guerre est un état où personne n’est tout blanc, tout noir.

Mais au-delà de ces soucis qui limitent la portée universelle du récit en l’ancrant profondément dans la logique politique contemporaine du Japon (un retour du nationalisme), on ne peut nier que le film remue. Il remue, il marque profondément. La direction artistique est superbe, le sujet est difficile et le film s’en sort bien. La dernière partie est ainsi beaucoup plus sombre (1944-1945), plus violente. Il reste difficile de sortir totalement indemne du film. Le personnage de Suzu donne ainsi une véritable leçon de courage, quelque chose de respectable dans la mesure où peu d’œuvres ont traité le sujet de cette manière. Le titre, Dans un recoin de ce monde, reflète bien de cette idée : ce comportement reste marginal, associé à un « recoin », un morceau, un angle. Comprendre, un petit espace de verdure, dans la noirceur de ce monde.

Sortie en salle prévue le 13 septembre 2017

[Annecy 2017] A Silent Voice de Naoko Yamada

Si son nom ne vous dit rien, Naoko Yamada n’était connue que pour les adaptations en séries et en films de quelques mangas populaires : K-On! en 2009 et Tamako Market et 2013. Les deux licences laissaient penser que cette adaptation en long-métrage d’un autre manga à succès, A Silent Voice, se caractériserait aussi par sa niaiserie, un côté guimauve pas forcément déplaisant, mais relevant du plaisir coupable du samedi soir. La surprise est donc énorme, au vu de la densité du récit, l’ambition du projet, de ses thèmes… Bref, la qualité d’un travail de cinéaste ayant su trouver le juste milieu dans le difficile dosage de ses effets.

Shōya avait à l’école pour habitude de s’amuser en harcelant une jeune fille sourde, Shoko. Il décide finalement après quelques années, d’aller s’excuser. Il sera difficile de résumer en quelques mots de manière plus précise un scénario aussi riche. Ce dernier ne prend d’ailleurs jamais par la main le spectateur, chose appréciable, sans pour autant le perdre s’il ne connaît pas l’œuvre originale (cas de l’auteur de cette critique). On salue ainsi la justesse du rythme et des choix de scénario permettant de comprendre les évolutions du personnage principal sans problème malgré les effets crées par un montage en flashback qui aurait pu rendre le tout assez difficile à suivre. D’ailleurs, la dureté des sujets traités, comme le harcèlement ou le handicap, est adoucie par un humour maîtrisé qui surprendra un peu moins de la part de la réalisatrice, qui use des mêmes ficelles que sur ses anciens projets…

Le thème véritable du film – la question de la parole – est abordé ainsi de manière remarquable. L’absence du langage produit ainsi des comportements violents pour surmonter cette incapacité à la communication. Ces rapports de violence se caractérisant par le harcèlement de cette jeune fille : elle est littéralement handicapée, et il est impossible pour les autres enfants de comprendre ce qu’elle essaie de faire, de dire. Mais c’est aussi entre les personnages pourtant doté de la possibilité de parler que cette violence existe. Elle existe lorsque Shoya refuse (ou échoue?) à écouter et à voir les autres, ce qui est représenté à l’écran par d’énormes croix barrant les visages de tous ceux qu’il croise. Plus encore, la thématique du suicide (qui est une violence envers soi-même) est largement présente dans le film. Incapable d’accepter que sa capacité à comprendre l’autre et à se faire comprendre pouvant conduire à tenter l’irréparable. Bref, ce n’est que quelques pistes dans une œuvre particulièrement fouillée et digne d’intérêt. Inutile de dire que le film – une surprise – est une véritable découverte (ou redécouverte?) d’une réalisatrice dont l’on attendra désormais vivement les prochains projets.

 

Sortie directement en DVD prévue en France début 2018

[Cannes 2017] Vers la lumière de Naomi Kawase

Compétition officielle

La lumière est un concept fort. Fondamental même. Le cinéma n’est que quand il y a des gens pour voir ce qui n’est que de la lumière projetée sur un écran. C’est aussi aller vers la vérité. Mais qu’arrive-t-il si l’on ne peut plus la regarder ? Le monde a-t-il encore du sens ? C’est cette question que se pose Naomi Kawase lorsqu’elle réalise son nouveau film, Hikari, consacré en très large partie au milieu méconnu de l’audiodescription. Méconnu alors qu’il s’agit en fait d’un enjeu de cinéma : comment représenter des images, et les émotions ressenties face à ces images, avec des mots ?

C’est le travail d’ailleurs de cette jeune femme que d’écrire de l’audiodescription, dont plusieurs longues scènes sont consacrées aux conversations suivant les tests réalisés avec des malvoyants. Cela conduit à des discussions de cinéma absolument essentielles et brillantes, inattendues en fait, d’une grande profondeur sur le sens de l’image, de l’émotion, de la transmission…

 

Mais au-delà de cette dimension documentaire habituelle dans ses films, Naomi Kawase propose aussi cette histoire d’amour entre cette jeune femme et cet ancien photographe qui perd sa vue, catastrophe absolue forcément. Ne nous mentons pas, un cinéphile qui perdrait sa vue serait dans le même état. Cette histoire d’amour est d’ailleurs d’une grande justesse : quand on a perdu la vue, il nous faut quelqu’un pour nous permettre de surmonter cette situation. C’est justement l’objectif de l’audiodescription, c’est-à-dire redonner la vue à ceux qui ne l’ont pas. Bref, aider le cinéphile.

On saluera la musique sublime d’Ibrahim Maalouf. On regrettera le côté un peu pathos du film parfois : le rapport au père disparu est assez quelconque et la place de la nature – si elle n’est pas sans intérêt (la lumière, elle vient de la nature, il faut donc aussi l’entendre, la voir, pour comprendre la difficulté de la représentation de celle-ci), elle reste un peu lourde, moins marquante quand dans d’autres films de Naomi Kawase. Reste l’un des films les plus importants de la compétition cannoise cette année, à l’évidence.

Le film sortira en France le 20 septembre 2017.