Vivre et Chanter – Dernières heures d’un Opéra chinois

L’opéra chinois a été au cœur du cinéma sinophone dès son apparition – les plus anciennes productions du pays étaient de simples captations de représentations théâtrales. Plus proche de nous, Chen Kaige s’était emparé de ce pan important de la culture, de l’identité chinoise dans son chef d’œuvre Adieu, ma concubine (1993), récompensé d’une Palme d’or. Lorsque le réalisateur Johnny Ma réalise Vivre et Chanter, il s’inscrit de fait dans une histoire à la fois centenaire (celle du cinéma), et millénaire (celle de l’opéra).

Zhao Li dirige une troupe d’opéra traditionnel depuis des décennies. Celle-ci est sur le point de mettre la clef sous la porte, et leur théâtre s’apprête à être rasé. Elle s’engage ainsi dans une lutte pour faire survivre le travail de toute une vie. Le déclin de cet opéra permet au réalisateur de dessiner l’émouvant portrait d’une troupe, tout en documentant de manière précise la création du dernier spectacle, les répétitions, le désespoir et l’impuissance face au système administratif, incarné par ce directeur qu’on ne voit jamais. Derrière le spectacle, il y a des humains de la même manière qu’il y a des « trucs » derrière les effets spéciaux. Avec sa caméra à l’épaule, son attachement à montrer les coulisses, Vivre et Chanter s’humanise en rendant plus beau encore ce qui est accompli. Les séquences d’opéra sont spectaculaires, belles (la direction photographique du film est sublime, notamment grâce à ces jeux de lumières sophistiqués). Elles reposent sur du bric-à-brac, des astuces, des choses à l’échelle de ceux qui les mettent en place. Cette passion du public est particulièrement saisissante, les visages sont concentrés. Beaucoup se joue dans cette phrase de la patronne, qui dit à un habitué pleurant à chaque prestation : « ce n’est que de l’opéra ». Oui, justement : « ce n’est que », et ça rend formidablement humain. Continuer la lecture de « Vivre et Chanter – Dernières heures d’un Opéra chinois »

Une Fille Facile – Vacances au goût amer

Sofia (Zahia Dehar) retrouve sa cousine Naïma (Mina Farid) à Cannes, le temps d’un été. Nous suivons leurs aventures, à la croisée des mondes : Naïma est une jeune fille issue d’un milieu populaire, et Sofia, dont on devine le métier d’escort girl, nage dans le milieu aisé. Lors de ces vacances, elles rencontrent deux hommes, riches, et nouent une relation avec eux.

Entrons dans le vif du sujet : j’ai passé un bon moment, j’aime le côté vintage de l’image, la musique, les sons, les paysages. La forme est belle, on se sent à Cannes : soleil, plage, soirées, cette ambiance légère qui nous a tous déjà fait tiquer – « tiens, je me sens en été ». Le choix des acteurs est judicieux et appréciable : Rebecca Zlotowski l’a soulignée elle-même, le choix de Mina Farid comme une jeune femme moins « tape à l’oeil », pas très sexualisée, qui incarne parfaitement l’image de l’adolescente « comme tout le monde »; Zahia Dehar, personnage sulfureux mais qui revendique l’acceptation de soi, de son corps, de sa liberté sexuelle. Nuno Lopes (André) et Benoît Magimel (Philippe) dont les personnages sont loin des clichés bourgeois. Continuer la lecture de « Une Fille Facile – Vacances au goût amer »

Halte – La nuit précède le chaos

L’univers du cinéaste philippin Lav Diaz est principalement un univers sombre, baignant dans un clair-obscur irréaliste, où les personnages sont traversés par la fatalité de leur condition. Celle-ci s’avère souvent sociale et politique, Lav Diaz ayant à coeur d’ancrer son cinéma dans l’Histoire de son pays et de lui trouver des échos actuels en dépit de projets pouvant, au premier abord, surprendre le spectateur non préparé. Après sa comédie musicale La Saison du Diable l’année dernière, il revient ainsi avec Halte, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en mai dernier. Encore une fois, c’est un portrait de son pays qui se dessine tout au long de l’œuvre. Dirigé par un président fou se croyant divin, un régime autoritaire réprime son opposition par les armes et surveille sa population ravagée par une maladie mystérieuse. Le monde est plongé dans une nuit permanente comme pour marquer symboliquement la noirceur de cet avenir proche que nous montre le film. Continuer la lecture de « Halte – La nuit précède le chaos »

Yves – Critique d’un monde technologique

La question de l’intelligence artificielle est plus que jamais d’actualité et le fait de savoir si elle risque de s’immiscer dans notre quotidien fait d’autant plus débat. Pourtant Jerem (interprété par William Leghbil) accepte sous son toit cette intelligence, qui d’une manière effrayante, surpasse l’humanité. Ce n’est cependant pas un robot doté de pouvoirs mais bel et bien un réfrigérateur, dénommé Yves. C’est parce que Jerem a un profil atypique, rappeur raté qui vit dans la maison de sa grand-mère, que So (Doria Tilller) lui propose d’être le testeur d’Yves. Il s’avère que le chanteur accepte uniquement Yves pour une raison qui correspond bien à son caractère de « flemmard » : Yves commande les repas qui sont ensuite livrés tout simplement et gratuitement. Continuer la lecture de « Yves – Critique d’un monde technologique »

Les Oiseaux de passage – Plata e pluma

Film d’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes de 2018, Les Oiseaux de passage est le quatrième long métrage de Ciro Guerra, co-réalisé avec son épouse Cristina Gallego, productrice de ses 2 précédents films. Avec ce film, Ciro Guerra continue d’arborer sa casquette d’ethnologue et narre une nouvelle fois magnifiquement les rites et les coutumes des peuples indigènes d’Amérique du Sud. Racontés en noir et blanc dans L’Étreinte du Serpent, c’est en couleurs que ceux-ci sont maintenant traités. Et quelles couleurs ! Dès les premières scènes, celles-ci contribuent à envoûter le spectateur, qui peut déjà se préfigurer des principaux thèmes du film. Continuer la lecture de « Les Oiseaux de passage – Plata e pluma »

En liberté ! – Digressions sur les prisons (in)volontaires

Les disciples de Norman Bates – au sens philosophique bien sûr – dont je suis ne se souviennent que trop bien de ses discussions avec Marion Crane à propos de la « cage » dont tout un chacun est prisonnier : une vie secrète avec un mari adultère, une mère trop intrusive, chacun est enfermé à sa manière et l’histoire est quelque part toujours d’arriver à en sortir sans trop de dégâts.

De cages en cages, digressions sur un amour impossible

Yvonne, veuve d’un policier tombé en opération, découvre que celui-ci était ripou. Soumise à l’image de son père décédé qu’elle construit pour leur enfant, elle se retrouve emprisonnée dans ce premier cycle de mensonges. Elle noue alors une affection coupable pour Antoine, un jeune détenu fraîchement libéré qui avait été injustement incarcéré après une manipulation de feu son mari. Tous deux sont, à leur manière, enfermés pour toujours dans leurs propres personnes et histoires : elle, innocente aux yeux de la justice mais coupable d’avoir été bernée pendant huit ans par un mari ripou, lui, coupable aux yeux de la justice mais innocent des crimes qu’on lui reproche. Continuer la lecture de « En liberté ! – Digressions sur les prisons (in)volontaires »

Patti Cake$ – Un rap prometteur

Geremy Jesper vient de l’univers du clip et voue une passion à la musique urbaine. Son premier passage derrière la caméra vise donc à mélanger les deux univers, rapprocher les deux mondes, tout en partant de ses propres souvenirs d’enfance. C’est ainsi qu’il donna naissance au personnage de Patricia Dombrowski, jeune femme caucasienne obèse de 23 ans, rêvant de succès dans le milieu du rap.

Cette jeune femme, portrait d’une génération, est le socle de la totalité du film. Le personnage de Killer P. fonctionne d’ailleurs en parallèle avec le personnage de sa mère, Barb. Leur relation apparaît comme très fusionnelle par moment, notamment lorsque la mère parle des « sœurs Dombrowski ». Une expression étrange, qui évoque des relations troubles, déréglées, entre la mère (l’autorité) et la fille. La réalité est encore plus sordide. En pratique, la cruauté de la mère envers la fille est insoutenable par moment : des remarques décourageantes, des allusions sur son incapacité à réussir, la dévalorisation de sa passion (le rap)… Jusqu’à accuser sa grossesse non désirée, et donc sa fille, de son échec. Cette rupture mère-fille sous-tend une rupture générationnelle plus profonde. En effet, la mère voulait réussir dans le rock, et l’arrivée de Patricia l’en a empêché, finalement, c’est en guise de revanche que la mère refuse à la fille un regard d’encouragement. Patricia, qui suit les pas de sa mère, subit à 23 ans le contre-coup d’un échec social vécu par cette dernière. Il semble même que Patricia semble vouée à un éternel schéma de reproduction sociale qu’elle le veuille ou non. Le seul échappatoire étant la musique. Mais les évolutions de la société font qu’elles ne se comprennent pas quand elles partagent une même ambition : s’émanciper, atteindre la « réussite » dépeinte par le rêve américain. La mère utilise pour cela son corps, comme s’il pouvait être encore jeune et désirable, comme sur la pochette de la démo qu’elle avait fait dans sa jeunesse. C’est de la jalousie envers la jeunesse de sa fille. Le principal enjeu du film est alors de savoir si elles sauront se retrouver, à un moment ou à un autre.

Plus largement c’est un portrait de l’Amérique que montre Geremy Jesper. Avec un certain succès, il dévoile la réalité d’une « Amérique d’en bas », l’Amérique ouvrière. Ironiquement, le film se déroule dans une zone industrielle du New Jersey, où il ne suffirait que de franchir un pont pour se rendre à New York, incarnation d’une certaine idée de la réussite. Celle-ci se retrouve dans une pratique de l’argent très « vulgaire » (propre à ce que l’on appelle en général les « nouveaux riches »), il s’agit de le montrer le plus possible. L’esthétique de l’univers du rap le montre et les choix esthétique, parfois radicaux (très influencé par les origines artistiques de Geremy Jesper), illustrent de ce malaise (utilisation de la courte focale, caméra à l’épaule…). Finalement, s’il n’y a jamais vraiment de remise en question de cette vision du monde, c’est peut être aussi parce qu’il n’y en existe pas d’autres pour ces jeunes. Nous n’utiliserons pas cette (consternante) expression qu’est « génération perdue », ici, il s’agirait d’un bout de société oublié.

Geremy Jesper construit ainsi son film autour de ses propres souvenirs d’enfance, comme si, finalement, il était un peu cette Patricia Dombrowski, qui rêvait de richesse et de reconnaissance, mais dans un monde rempli de désillusion où il faut se battre. « Un monde de chacal » lui dit une DJ qu’elle admire, rencontrée à un bar-mitzvah, alors que depuis 20 ans cette dernière anime une émission de radio à succès. L’énergie du film, sa fraîcheur, fait plaisir à voir : l’espoir de l’Amérique est peut-être « dans ce doigt où réside plus de talent que chez toutes les autres personnes de la ville ».

Patti Cake$ (2017) de Geremy Jasper, avec D. MacDonald, B. Everett, S. Dhananjay. Sortie le 30 août 2017.

[Cannes 2017] Un Beau Soleil Intérieur de Claire Denis

Vu dans le cadre de la reprise du Festival de Cannes au Comoedia.

Prix SACD – Quinzaine des réalisateurs

Ce qui marque immédiatement dans le nouveau film de Claire Denis, c’est le visage de Juliette Binoche, actrice qu’on ne présente plus désormais… Mais bizarrement, qu’on aura l’impression de ne jamais avoir vu avant. Ces gros plans – presque impudiques – qui mettent en avant ce regard tantôt brillant, tantôt mouillé, d’un naturel profondément bouleversant. Ses sourires, rares, illuminent l’écran. Comme le film raconte les déboires amoureux de cette femme qui n’est ni une jeune femme dans la fleur de l’âge, ni une femme « périmée » (si l’on peut dire quelque chose comme ça) et qui connait encore des hommes, elle garde l’espoir qu’un jour, elle rencontrera ce prince charmant que l’on nous promet sans jamais vraiment le trouver. C’est un film finalement assez sombre, en tout cas larmoyant par moment. Mais la sincérité de son actrice principale est telle que l’on ne peut nier que la sensibilité exacerbée qu’elle joue donne au film une tonalité captivant.

Ces hommes, justement, lui sont profondément proche : imparfaits, inexacts, injustes, insolents, intolérables. Mais jamais profondément mauvais, mais jamais celui que cette femme recherche. Elle va même rencontrer un medium – ou plus qu’un medium : (désolé du spoiler) Gérard Depardieu lui-même. Qui d’autre pourrait promettre qu’un jour elle trouverait ce « beau soleil intérieur », nécessitée pour atteindre le bonheur ? Après tout, avec sa présence lourde, sa voix ayant toujours malgré l’âge ce petit quelque chose d’unique, ce regard, ce nez (et quel nez!), Depardieu s’offre une (courte) apparition mémorable face à une Juliette Binoche qui, sans dire un mot et seulement par la grâce de la mise en scène, reste au cœur de cet entretien aussi colossal entre deux des plus importants morceaux du cinéma mondial.

Pourtant, un regret, un seul plan : celui sur la Tour Eiffel, assimilable à un phare avec ses faisceaux lumineux, introduisant un dialogue entre un homme et Binoche au sujet de leur relation. A quoi sert-il ? Nous rappeler que le film se déroule à Paris ? Inutile. Nous dire que la Tour Eiffel est le phare de Paris, ville des amours ? Que la Tour Eiffel est une métaphore, ce serait grossier, parce que gros, parce que déjà vu à peu près partout. On se plaît à croire que non, que Claire Denis a réalisé un film beaucoup plus fin. On se plaît à croire que la finesse justement du film l’emporte sur tout le reste, et que le visage de Juliette Binoche restera aussi lumineux que dans les derniers plans du film. Il est alors tellement plus éclairant que celui sur la Tour Eiffel.

Le film sortira en France le 27 septembre 2017.

Nos remerciements aux équipes du Comoedia pour la projection du film.