A l’occasion du focus sur le cinéma européen Métamorphoses organisé par les Cinémas Lumière, nous avons pu rencontrer le cinéaste roumain Calin Peter Netzer, lauréat d’un Ours d’Or en 2013 et primé cette année encore avec son nouveau film : Ana, mon amour…
Vous avez beaucoup voyagé dans votre vie. Vous êtes né en Roumanie, êtes parti en Allemagne, avant de revenir en Roumanie… Est-ce que vous vous considérez comme un roumain, un européen, ou les deux ?
Je pense que je suis européen. C’était difficile parce que j’ai quitté la Roumanie quand j’avais 7 ans, en 1983. Mon père fuyait le régime communiste. Il était docteur et il est allé à un congrès, en restant sur place. C’était en 1981. Deux ans plus tard, avec ma mère nous sommes venus en Allemagne. Il avait fallu deux ans pour avoir les papiers. Je suis revenu en Roumanie quand j’ai fini mes études en 1994, pour étudier le cinéma. En fait je dois dire que je ne me sentais pas bien en Allemagne. C’était un peu traumatisant pour moi parce que j’étais très jeune quand je suis parti de Roumanie… C’était une bonne solution parce que je ne voulais pas aller étudier à Berlin ou Munich. J’ai joué du tennis en pro jusqu’à mes 18 ans, mais je n’avais aucun futur dans ce sport, je n’étais pas fait pour ça. Et je devais étudier quelque chose. J’aimais beaucoup voir des films. Quand j’avais un peu de temps je m’enfuyais au cinéma. Mes amis m’encourageaient sur cette voie. Si je le voulais, on pouvait m’aider à retourner en Roumanie. J’y suis retourné et j’y suis resté.
Comment avez vous su que vous voudriez faire du cinéma ? Comment est-ce que c’est rentré dans votre vie ?
Comme je l’ai dit, aller faire des études de cinéma, c’était une aventure. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Je n’étais pas quand j’avais 10 ans en train de jouer avec une caméra comme pleins de réalisateurs. Je ne me sentais pas intégrer en Allemagne. J’avais besoin de partir, d’aller voir autre chose. J’aimais le cinéma parce que c’était un autre monde. Mais je ne pensais pas que je ferais moi-même des films. Mes parents voyaient que je fuyais vers le cinéma, seul. Au début je me disais que ce serait une blague, mais avec le temps, je me suis dit « pourquoi pas ? Je pourrais essayer ! ». C’était vraiment une aventure parce que je n’étais pas préparé pour aller dans une école de cinéma, à 18 ou 19 ans. Mais tout s’est bien passé. Je devais être bon, je pouvais raconter des histoires. J’ai senti en rentrant en Roumanie que j’étais encore un immigrant. En Allemagne, j’étais un roumain, en Roumanie, j’étais un allemand. Mais les choses se sont bien passées, j’ai fait des films, j’ai eu des prix, et ainsi de suite. J’étais en cours avec Cristian Mungiu [Palme d’or en 2007 pour 4 mois, 3 semaines et 2 jours, nldr] par exemple !
Comme vous venez à Lyon dans le cadre d’un focus sur le cinéma européen contemporain, est-ce que vous considérez qu’il y ait un cinéma européen, ou seulement des cinémas « nationaux » ?
Non, je pense qu’ils s’influencent mutuellement. Il y a un cinéma européen, il y a un langage européen du cinéma. C’est comme les américains : il y a un cinéma hollywoodien, un cinéma grand public, et un cinéma indépendant, exactement comme en Europe. En France, vous faites des blockbusters, parfois. Et pour la plupart – c’est le système économique – font de l’argent dans le pays où il est fait.
Est-ce que vous pensez qu’il existerait des « thèmes » propre au cinéma européen ? L’immigration vers l’Europe, par exemple, traitée par un grand nombre de cinéastes de toute l’Europe, tel que Kaurismaki, primé à Berlin en même temps que vous cette année…
Ou Happy End, le nouveau Haneke ? [Qui traite en partie du sujet des migrants à Calais, ndlr] Bien sûr. Je pense qu’il y a des tendances. Par exemple, après la chute du communisme, il y avait peu de gens intéressé par le sujet. Mais le premier film ayant véritablement traité du sujet était ce film allemand ayant obtenu l’Oscar, La Vie des Autres (2006). Et puis il y a eu Cristian Mungiu qui a traité de ce sujet. Il y a un phénomène de mode, des cycles. Il y a des sujets qui ne fonctionnent pas aujourd’hui mais qui reviendront à la mode dans quelques années.
Vous aviez dit, à propos de Mère et fils (2013, Ours d’Or), que vous étiez un réalisateur qui aimait contrôler tous les aspects du film, et que sur ce film, pour la première fois, vous aviez intégré votre équipe au processus créatif. Comment avez vous travaillé pour Ana, mon amour ?
De la même manière. Le film est inspiré par un roman, Luminiţa, mon amour de Cezar Paul Bădescu, que j’ai lu en 2010 quand j’étais déjà en train de produire Mère et fils. Je voulais faire une histoire d’amour à propos de la dépendance. Le film est à propos du pourquoi les gens restent ensemble alors qu’il semble évident vu de l’extérieur qu’ils devraient se séparer. J’ai cherché une explication qui dépasse les personnages. C’est psychanalytique pour moi : quelles sont les causes ? C’était ce qui était important pour moi sur ce film.
En tant que réalisateur, est-ce que vous pensez qu’il faut que vous soyez très strict dans l’application de votre vue artistique du film ou que votre équipe doit influencer votre processus créatif ? Concrètement, est-ce que vous avez fait évoluer votre projet en discutant avec votre directeur de la photographie, votre monteur… ?
Oui, dans la mesure où je leur ai laissé de la liberté comme pour Mère et fils. C’était un sujet très personnel émotionnellement, mais je voulais être le plus objectif possible. C’est aussi le cas sur Ana, mon amour : comme je l’ai dit, ce n’est pas adapté mais inspiré par un roman. Je discutais avec Cezar Bădescu et je me suis rendu compte que ce couple, inspiré par la réalité, était comme une thérapie pour lui. Alors qu’on avançait sur le scénario, je me suis rendu compte qu’il était très subjectif. J’étais devenu comme son psychologue dans un sens ! Et j’ai réalisé que ce film ne pouvait être raconté que depuis sa perspective, de la manière dont lui se rappelait des choses : certaines choses étaient peut-être parfaitement vraies, d’autres influencées, modifiées.
Le film n’était pas adapté mais inspiré, comment avez vous travaillé sur le scénario ?
Avant même la première écriture, je me suis rendu compte que le film ne pouvait pas être chronologique. L’histoire se déroule sur 10 ans, on pourrait presque en faire une série. J’ai choisi d’écrire le film selon le point de vue du patient qui fait la psychanalyse. Je pouvais donc avoir les sauts dans le temps sans souci. C’est justement le processus de la psychanalyse : il faut dire tout ce qui passe par l’esprit.
Est-ce que vous avez tourné de manière chronologique, en suivant l’ordre du script ou pas du tout ? Comment les acteurs ont-il travaillé avec un tel scénario ?
Non, nous avons tourné selon les situations et les disponibilités. C’était un scénario très compliqué pour les deux acteurs principaux, qui devait être jeunes mais pouvoir jouer à la fois la vingtaine et le début de la trentaine. Ça nous a pris du temps pour trouver, au début nous avions d’autres acteurs. La première actrice féminine était partie au bout de 6 mois parce que c’était trop dur pour elle. C’était un défi parce que c’était de jeunes acteurs, qui n’étaient pas très au courant sur la psychologie. Nous avons beaucoup travaillé. On a fait pas mal de changements dans le scénario, notamment dans les dialogues, c’était difficile d’avoir quelque chose de naturel.
Votre directeur de la photographie, Andrei Butica, est le même que sur Mère et fils. Est-ce que vous lui avez donné les mêmes indications que sur votre dernier film, qui se caractérisait par un travail sur la photographie très spécifique ? Est-ce que vous avez voulu garder le même rendu, un aspect qui fait penser à un documentaire ?
Oui, Ana, mon amour est aussi tourné avec une caméra à la main, mais c’est moins brutal que dans Mère et fils. Il y a d’ailleurs beaucoup plus de gros plans. C’est notamment pour chercher du réalisme, pour être vraiment avec eux. C’est un film où l’on est vraiment dans l’intimité du couple. Et oui, c’est un peu différent, mais il y a aussi cette idée de démarche documentaire. On a tourné avec deux caméras. Il y a deux raisons. La première est que faire un film coûte très cher. Chaque jour de tournage en Roumanie dans ces conditions coûtaient 20 000 à 30 000€. Si on va tourner de manière des classiques européens, on va déplacer la lumière entre les prises… Je préfère, quitte à ce que ce ne soit pas esthétique, travailler avec les acteurs, d’avoir une certaine liberté. C’est très important pour moi. Si je faisais des films à l’époque de Fellini, je pourrais tourner la moitié de l’année sans problème. Ce serait alors autre chose. Là nous avons la pression de l’argent. La seconde, c’est que l’on tourne en numérique, on a ainsi plus de liberté avec les acteurs.
En janvier, il y a eu de grandes manifestations en Roumanie contre la corruption. Votre dernier film, Mère et fils, en parlait, de même que le dernier Mungiu (Baccalauréat, 2016) par exemple. Selon vous, est-ce que votre cinéma, ou le cinéma de manière général, à un rôle politique à jouer ?
C’est un prétexte je pense. Dans Mère et fils, c’était d’abord la classe supérieur contre la classe populaire. Je pense que ce que le film raconte a plus un aspect universel : si tout ceci arrivait en France, même si ce serait à un degré moindre, ou même aux États-Unis, ou en Allemagne, ce serait un scandale.
Au fait, le titre international du film est Ana, mon amour (en français!) : pourquoi ?
(rires) Dans le titre du roman, on fait allusion à « Luminiţa », mais c’est difficile à prononcer. C’est les producteurs qui trouvaient que Ana, mon amour est un titre plus vendeur, plus universel et qui n’a pas besoin d’être traduit en allemand, en italien… !
Le film sortira en salle le 21 juin 2017 :
Nos remerciements à Calin Peter Netzer, aux équipes des Cinémas Lumière, du Consulat de Roumanie et de Sophie Dulac Distribution. Photos : Charles Dubois.